Variations voraces

 

Faim, dévoration, anthropophagie, décapitation et névroses d'écrivains: variations consomptives sur la chair et l'esprit, du "Japonais cannibale" à l'affaire Harry Québert, en passant par un pull rouge et une catastrophe aérienne.


Triple plongeon romanesque de la part de Nicolas d'Estienne d'Orves, avec La Dévoration (2014) : plongeon dans l'histoire des bourreaux français, mais aussi dans les obsessions, les névroses et les petites pénombres d'un écrivain renommé, et enfin dans un scandale judiciaire, qui tire ouvertement toute son inspiration de l'affaire Issei Sagawa, connu comme le "Japonais cannibale", celui qui assassina, découpa et goûta sa camarade d'études néerlandaise dans son appartement parisien en 1981 - trois mois avant l'abolition de la peine de mort.

 

En effet, le personnage et narrateur, écrivain à succès dont les romans monomaniaques dégouttent de crimes et de sang (et qui, nommé Nicolas Sevin, partage son prénom avec l'auteur...), doit régulièrement céder la place à un récit aussi insolite que captivant sur une famille de bourreaux, dont la charge d'exécuteur des hautes oeuvres se transmet de père en fils siècle après siècle ; récit qui se rapproche chaque fois davantage de nous et du héros, au gré d'un chemin diachronique qui laisse croître, à loisir, perplexité et/ou anxiété, jusqu'à ce que les routes se rejoignent au carrefour des secrets. L'enchevêtrement puis le démêlement de ces récits donne à Nicolas Sevin l'occasion de se confronter comme jamais à ses névroses d'auteur en dirigeant sa boulimie de meurtres romanesques vers un assassin et anthropophage célèbre dénommé Morimoto...

Inévitablement, l'intrigue de La Dévoration remet en perspective la question de la peine capitale, qui semble du reste se repositionner parmi les préoccupations françaises alors qu'on pensait qu'elle ne ferait plus l'objet d'un débat. Le dernier condamné exécuté en France le fut en 1977, et ce n'était pas Christian Ranucci, comme beaucoup le pensent encore. Cette croyance provient du contexte très singulier de cette affaire, de sa médiatisation et des suites qu'elle a connues jusqu'à ce jour grâce au/à cause du livre de Gilles Perrault, qui a popularisé durablement l'idée que Ranucci ait pu être victime d'une erreur judiciaire. C'est à lui et au titre de son livre que l'on doit de connaître désormais l'affaire Ranucci sous l'appellation "du pull-over rouge". 

Décapité à 22 ans pour l'enlèvement et le meurtre d'une enfant marseillaise, Ranucci eut à souffrir pendant son procès des répercussions néfastes de l'affaire Patrick Henry, lequel orchestra l'assassinat d'un autre enfant de manière spécialement cynique et sordide. En quelque sorte, en plein septennat giscardien tourmenté par ces faits divers glaçants, Ranucci prit pour deux.


Dans Le Pull-over rouge (1978), Perrault chercha donc à démontrer combien l'enquête permettait, sinon de disculper totalement Ranucci, du moins d'avoir un doute raisonnable. Lui-même serait passé au fil des ans du doute à la ferme certitude de l'innocence, comme il l'a expliqué à Fabrice Drouelle dans l'émission d'Affaires sensibles que celui-ci a consacrée à l'affaire. Son livre renferme la recette pour faire mouche auprès d'un large public. Mais pour passionnant qu'il soit, ce Pull-over rouge n'a néanmoins pas fait l'unanimité, et certains continuent d'en dénoncer les failles, comme Gérard Bouladou qui estime dans Affaire Ranucci, autopsie d'une imposture (2006) que Perrault multiplie les erreurs et dupe ses lecteurs. Un clivage sépare désormais les ranuccistes et leurs opposants. Les tenants de l'innocence se fréquentent sur des forums dédiés à l'affaire et certains, frappés de déraison, vont jusqu'à accabler la famille de l'enfant tuée - dont le petit frère, devenu adulte, est récemment passé aux Assises pour assassinat, comme par malédiction... Jusqu'à son décès, les ranuccistes ont fait corps autour d'Héloïse Mathon, la mère de l'accusé, demeurée convaincue jusqu'au bout de l'innocence de son fils.

Mais qu'il repose ou non sur une fausse théorie, Le Pull-over rouge a le mérite d'avoir pris sa place dans le débat sur la peine de mort et d'avoir probablement contribué à nuancer l'opinion, qui y était, au moment de sa publication en 1978, majoritairement favorable. Sans doute Perrault avait-il d'ailleurs des intentions davantage politiques en rédigeant ce livre qui tient à la fois du roman et du manifeste. Plus tard, l'un des avocats de Ranucci exprima avec dignité et sans prosélytisme, sans trancher (pour ainsi dire)  dans le sens de la culpabilité ou de l'innocence, combien cette affaire avait influé sur sa vie. Dans ce témoignage tout en mesure, Le Fantôme de Ranucci, ce jeune condamné qui me hante (2006), Jean-François Le Forsonney (prématurément décédé) rappelait au passage que, tout jeune avocat, il était dans cette affaire à pleine plus âgé que son client. Dans des passages qui renvoyaient fatalement aux plaidoyers de Victor Hugo contre la peine de mort, Le Forsonney ébranlait ses lecteurs en les exposant à la mécanique implacable de l'application de cette infernale sentence, remettant à l'esprit que jusqu'en 1977, des hommes eurent pour tâche d'abattre le tranchant d'une guillotine sur des nuques en vue de séparer les têtes des corps...



Dans La Dévoration, Estienne d'Orves fait oeuvre d'historien dans son récit, bien documenté, relatif aux bourreaux des siècles passés, dont Tome & Janry nous proposent un spécimen assez cocasse dans L'Horloger de la comète, le n°36 des Spirou et Fantasio.

Paru en 1986, mais indémodable, cet opus envoie les deux héros dans le siècle de François Ier, en pleine Palombie, par la grâce d'une altération temporelle que crée une certaine comète chaque fois qu'elle passe à proximité de la Terre.

C'est un descendant du comte de Champignac, venu tout droit du futur, qui les investit de la mission palombienne, mais le saut en plein XVIe siècle, quant à lui, n'était pas inscrit au programme. Superbe moment de BD, que Tome & Janry orchestrent  avec un humour unique et une fluidité rarement égalée, ce qui place probablement cet album parmi les tout meilleurs de la série.


Si les Palombinos capturent Spirou et Fantasio, c'est bien pour se venger des occidentaux guerriers, certainement pas pour les dévorer, selon un stéréotype que la bande dessinée aime bien parfois servir avec humour. En revanche l'anthropophagie dont il est question dans La Dévoration (titre, on l'aura compris, qui est porteur de sens multiples) renvoie aux terreurs qu'inspire dans nos cultures la consommation de chair humaine. Difficile de ne pas penser à l'exemple fameux d'anthropophagie par obligation de survie des malheureux rescapés de l'écrasement du Vol 571 Fuerza Aérea Uruguaya dans la cordillère des Andes en 1972, drame aérien resté connu pour les conditions invraisemblables dans lesquelles 16 hommes ont réussi à survivre pendant 10 semaines dans des conditions extrêmes, alors même qu'on ne les cherchait plus. Le monde les croyait morts et ensevelis par la neige, tandis qu'ils organisaient une vie sociale à plus de 3500 mètres d'altitude.

Confrontés à l'absence de nourriture, ils durent braver les tabous et les interdits religieux en acceptant non seulement de se nourrir sur le corps des défunts mais d'offrir leurs propres dépouilles en cas de trépas. L'exagération a poussé certains à imaginer des cadavres entièrement dépecés dans des scènes de cannibalisme anarchique ; au contraire, ce protocole de survie s'accomplit dans une dignité émouvante et selon une discipline qui ne peut pas supporter le blâme moral que quelques-uns leur ont adressé. Les événements survenus au cours de cette interminable attente (17 personnes moururent entre le crash et le sauvetage, en plus des 12 morts de l'accident) ne peuvent pas être docilement imaginés par qui ne les a pas endurés. Fernando Parrado, l'un des rescapés, a fait le récit de cette incroyable histoire dans Miracle dans les Andes (2007), tandis que le cinéaste Gonzalo Arijon a réalisé le documentaire Naufragés des AndesFabrice Drouelle a quant à lui monté l'une des meilleures émissions de ses Affaires sensibles sur France Inter, un récit bouleversant qu'il est difficile de ne pas réécouter pour apprivoiser les sensations horrifiantes que Drouelle parvient à faire percevoir.

Les survivants des Andes n'ont pas dévoré les trépassés. Il n'est pas certain qu'il existe un mot justement approprié pour ce contexte précis. L'acte par lequel ils ont survécu à ces 10 semaines ne peut se verbaliser de façon idoine, non pas parce qu'il serait obscène, mais parce que la langue n'a pas prévu de mot pour désigner une ingestion aussi réprouvée que nécessaire. Dans Biographie de la faim (2004), Amélie Nothomb s'attaque au mystère de cette sensation et de ce besoin qu'est la faim, thème récurrent dans la vie publique de l'auteure, à qui l'on demandait naguère sur les plateaux de télévision, avec une gourmandise non dissimulée, de faire la démonstration de sa capacité à ingérer des fruits pourris.

Dès Hygiène de l'assassin (1992), son 1er roman, Nothomb posait entre les lignes la question de l'ingestion, avec son obèse Prétextat Tach, mais ce misanthrope et misogyne accompli était surtout un écrivain reconnu en fin de carrière et en fin de vie, ce que n'est pas Nicolas Sevin dans La Dévoration ; il y a toutefois entre les deux un parallèle que Sevin, tiraillé par les démons de l'écrivain, doit empêcher de se former. La question de l'auteur est abondante dans le roman contemporain ; cette mise en abyme est du reste favorisée par le sort de la littérature et par celui du statut de l'écrivain dans le marché capitaliste mondial. L'hyper-publication (quel qu'en soit le format) dévalue l'écriture en même temps qu'elle l'accroît de manière exponentielle.

Dans Vers chez les blancs (2000), Philippe Djian met en scène un écrivain en plein désarroi, naviguant à des lieues du succès qu'il avait autrefois accosté. Au prix d'une écriture quasi houellebecquienne, Djian décrit le parcours de cet auteur qui fut reconnu et qui ne se reconnaît plus, et il se donne par là l'occasion de produire quelques scènes d'anthologie qui figurent parmi les meilleures réalisations polissonnes de la littérature contemporaine.

Dans son succès de 2012, Joël Dicker exploite aussi remarquablement les problèmes de l'écrivain, en créant, pour son 2e roman, un auteur frappé par le succès d'entrée et qui sèche devant une page blanche pour le livre suivant. Il réalise avec La Vérité sur l'Affaire Harry Québert un thriller qui ne laisse pas un instant de répit et qui soulève de très nombreux enjeux sociologique, littéraires, économiques. 


 Ajout mars 2017

 

Le film de Julia Ducourneau, Grave, aborde avec brio le sujet du cannibalisme. Une étudiante vétérinaire et végétarienne subit un traumatisme psychologique lors d'un bizutage qui tourne mal. Une grave décompensation psychique la fait basculer dans l'obsession pour la chair humaine fraîche et crue... L'occasion pour ce film d'explorer des sujets de manière métaphorique et symbolique : l'entrée dans la vie adulte et dans la sexualité, par exemple. Sensations garanties!



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Commentaires: 2
  • #1

    chafranec (samedi, 07 mars 2015 09:34)

    De qui est cet article si bien documenté ?

  • #2

    professeur-ragondin (samedi, 07 mars 2015 12:13)

    Tout ici est du professeur Ragondin, à moins d'une mention qui indique explicitement le nom d'un autre auteur.
    Merci pour vos commentaires, et à bientôt.