Âpretés et rancunes entre Spirou et Fantasio

La Grosse Tête (Le Spirou de... n°8) - Téhem, Makyo & Toldac

 

Depuis 2006, les éditions Dupuis conduisent une série parallèle à la série principale des Aventures de Spirou et Fantasio. Cette série de one shots est confiée à divers auteurs qui exercent ainsi leur droit de s'amuser avec les personnages de Spirou le temps d'un album sans être contraints pour autant par la cohérence de la série-mère. En effet, les albums de cette série parallèle sont à prendre comme des expérimentations libres, n'interférant pas avec la série principale, ce qui occasionne des ruptures graphiques, stylistiques et chronologiques.

Le n°7 de Une aventure de Spirou et Fantasio par... (rebaptisée Le Spirou de...) était le premier volet - intitulé La Femme léopard - d'un diptyque de Schwartz & Yann, lesquels reprenaient ainsi le Spirou qu'ils avaient déjà imaginé dans Le Groom vert-de-gris (n°5), tandis que Yann avait déjà co-scénarisé Le Tombeau des Champignac (n°3) avec Tarrin (selon une toute autre idée et une autre temporalité), preuve que cette série parallèle ne renouvelle pas autant ses auteurs que son concept aurait pu le laisser penser et espérer au départ.

 

Le n°8 n'est pas encore la suite de La Femme léopard, attendue en 2016/2017. S'intercale donc l'opus dont la réalisation a été confiée cette fois à Téhem pour le dessin, et aux frères Makyo & Toldac pour le scénario, ce qui, pour le coup, constitue une vraie première.

 

Le dessin de Téhem introduit une forme de révolution dans le traitement graphique des personnages de Spirou et Fantasio. Ce parti pris manifeste, flagrant et pleinement assumé rompt avec tous les styles antérieurs ; il en surprendra, il en décevra, il en offusquera, mais il en réjouira aussi. Certains spirouphiles puristes pourraient ne pas supporter ce style graphique potache et on se souvient d'ailleurs du choc qu'avait provoqué Machine qui rêve, le n°46 de la série-mère, quand Tome & Janry, aux commandes depuis le n°33 (Virus), avaient brisé le classicisme en adoptant un style plus réaliste, sombre et intellectuellement torturé. Cette tentative de nouveau départ avait fait chou blanc, et Machine qui rêve était resté un numéro marginal, le dernier de ce formidable duo d'auteurs. La rupture graphique réalisée par Téhem va dans l'autre sens (plus coloré, plus rigolard), appuyée par le ton également inédit du scénario imaginé par Makyo & Toldac.

La différence fondamentale entre la révolution de ton et de style tentée par Tome & Janry en 1998 d'une part, et celle tentée par le trio Téhem-Makyo-Toldac d'autre part, c'est que Machine qui rêve prétendait donner un nouveau tournant à ce qui était alors la seule et unique série des aventures de Spirou et Fantasio, laquelle était conduite depuis des décennies par un style classique auquel les auteurs successifs avaient, certes, ajouté des notes personnelles en fonction de leur patte et de l'époque mais sans toutefois briser la chaîne de fidélité à Franquin. Depuis, la série parallèle a vu le jour, et qu'on en approuve l'existence ou non, elle crée cette possibilité de principe, qui consiste à s'écarter de la série-mère à volonté sans en éclater la continuité, puisqu'elle est numérotée à part. Par ailleurs, et c'est loin d'être anodin, les générations de lecteurs se sont renouvelées, 17 ans ont passé depuis l'abandon de la série principale par Tome & Janry, 9 ans depuis l'apparition de la série parallèle... De nouveaux lecteurs ont adopté Spirou, avec des exigences différentes et probablement plus souples que celles des puristes.

L'album de Téhem, Makyo & Toldac s'adapte parfaitement au concept de cette série parallèle, et à ce titre, il doit être pris comme un exercice de style. Dans cette perspective, il est plutôt audacieux et réussi.

Le scénario prend appui sur La mauvaise tête, le n°8 (aussi) de la série principale : les connaisseurs auront reconnu  la référence à cet album à la fois dans le dessin de la couverture et dans le titre. Entre ces deux albums, séparés par presque 60 ans : un abîme stylistique et pourtant une correspondance évidente. Et dans cette tension se loge l'hommage à la série principale.


Les frères Makyo & Toldac ont imaginé un destin littéraire à Fantasio, lequel publie un roman intitulé La mauvaise tête à partir des notes qu'il a collectées au gré de cette ancienne aventure. Ainsi cet album de la série parallèle prend-il son ancrage dans la série-mère. Pour autant, il n'est pas nécessaire d'avoir lu La mauvaise tête (la BD, pas le roman de Fantasio) pour comprendre La grosse tête (mais c'est mieux, évidemment).

Le roman de Fantasio séduit un producteur de cinéma qui en tourne le film, avec Spirou et Fantasio eux-mêmes dans leurs propres rôles. Fantasio est enchanté, naturellement, jusqu'à ce qu'il découvre que le producteur a réaménagé le scénario de façon à exploiter la popularité de Spirou. Fantasio se trouve ainsi dépossédé du vedetarriat auquel il aspirait légitimement et observe Spirou, non seulement accaparer toute la gloire, mais aussi se laisser gagner par un excès de prétention. La "grosse tête" attrapée par Spirou, aggravée par des gags aux champignons du comte de Champignac, est la source de relations conflictuelles entre les deux héros, qui ne se comprennent plus. Le succès cinématographique d'un Spirou vaniteux acquis aux dépens de Fantasio occasionne une multitude de petites hostilités, d'amertumes et d'âpretés.

Les auteurs ajoutent d'autres références à la série-mère, et en particulier à l'extraordinaire QRN sur Bretzelburg, le n°18 (dessiné par Franquin et co-scénarisé par Greg), qui constitue l'un des meilleurs albums de Spirou et Fantasio, et que certains considèrent même comme le chef d'oeuvre de la série. Réapparaissent le roi Ladislas de Bretzelburg, victime d'un coup d'état, et Herr Doktor Kilikil, le cuistôt et bourreau psychologique. Le scénario s'appesantit sur la spécialité culinaire de la principauté, qui joue un rôle cocasse quoiqu'un peu bourratif dans l'intrigue. Seccotine y a aussi une place de choix.


Sans défoncer la baraque, cette Grosse tête réussit globalement son pari. La lecture est fluide, l'intrigue cherche à s'étoffer et à s'accrocher à la mémoire du lecteur, l'humour se niche à la fois dans l'audacieux choix de proposer un Spirou complètement puant de vanité et dans le choix graphique inédit pour ces personnages. Intégré à la série principale, cet album aurait posé un grave problème éditorial ; mais il s'insère parfaitement bien dans la série parallèle, pourvu qu'on adhère au principe de cette collection dérivée. L'éditeur Dupuis avait commis une terrible erreur en 2008 en intégrant l'album Aux sources du Z à la série-mère (n°50) obligeant les continuateurs à le court-circuiter et à ne pas en tenir compte, sous peine de bouleverser la suite de la série régulière, à cause de sa fin "bifurquante". Cet opus était le dernier de Morvan & Munuera ; Morvan avait d'ailleurs eu l'appui de  Yann au scénario, le même Yann qui a réalisé deux albums de la série dérivée avec Schwartz et un avec Tarrin (voir plus haut). Dans Aux sources du Z, Spirou faisait d'ailleurs un saut temporel dans l'aventure de... La mauvaise tête.


La Grosse Tête

Le Spirou de... n°8

Dessin : Téhem

Scénario : Makyo et Toldac

1re publication : mars 2015

Editeur : Dupuis



Compléments

Makyo (alias Pierre Fournier) est connu, entre autres, pour sa Balade au bout du monde, série de 17 albums en 4 cycles et 1 épilogue qu'il a entièrement scénarisée, et dont le 1er cycle eut beaucoup de succès dans les années 1980. Il a aussi co-scénarisé plusieurs des premiers albums de la série Jérôme K. Jérôme Bloche.

Toldac (alias Michel Fournier) est le frère de Makyo.

Makyo et Toldac ont pour vrai nom le même patronyme que Jean-Claude Fournier, qui fut l'un des auteurs majeurs de la série principale de Spirou et Fantasio.


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