Blacksad, détective sombre à gueule de chat

Depuis 2000, l'association du scénariste espagnol Juan Díaz Canales et de son compatriote dessinateur Juanjo Guarnido obtient une fière réussite grâce à la série de BD-polars Blacksad, publiée chez Dargaud. En 15 ans, seuls 5 tomes ont été publiés (série en cours), mais chaque nouvel album est guetté et attendu par tout un public qu'a séduit ce personnage zoomorphe, John Blacksad, détective privé sombre et flegmatique de l'Amérique des années 1950, auquel Guarnido a donné les traits d'un chat noir au museau blanc. Ce duo d'auteurs hispaniques s'est acquis un lectorat fidèle grâce à l'ambiance très spécifique de polar et de film noir qui se dégage de la série ; pour aller au plus simple, les connaisseurs et les aficionados expliqueraient cette atmosphère par :

 - un graphisme sensationnel, épatant de précision et aquarellé : le dessin de Guarnido (qui a fait ses armes dans les studios Walt Disney), est spécialement apprécié et constitue à ce jour l'atout majeur du duo ;

 

- le choix du zoomorphisme : tous les personnages sont des humains aux traits d'animaux, ce qui souligne les caractères et  les attributions (d'autres y verront plutôt des animaux anthropomorphes, mais le zoomorphisme peut être vu comme une forme spécifique d'anthropomorphisme) ;

 

- le texte, soigné, qui multiplie les références culturelles et alterne entre des dialogues acérés, des silences efficaces et la voix intérieure de Blacksad, qui fonctionne comme une voix off au rôle capital, car elle met en valeur la personnalité sombre, solitaire et désabusée du personnage central autant qu'elle contribue à la dimension cinématographique/romanesque de la narration. Les états d'âme de Blacksad, son cheminement intellectuel, ses errances, ses hypothèses et ses erreurs renforcent l'atmosphère ténébreuse et mélancolique de la série, sans lui ôter sa dose d'humour.


Blacksad est une série bouclée (chaque album est clos sur lui-même et peut être lu indépendamment des autres, contrairement à la série-feuilleton, même si les références entre les albums sont forcément nombreuses et qu'il existe fatalement une cohérence et une continuité au fil des numéros).

 

Ce que certains peuvent considérer comme une prédominance du graphisme sur l'intrigue pure peut les conduire à s'interroger sur l'opportunité d'associer un autre scénariste à Guarnido. Il a pu être reproché au 1er tome, par exemple, un scénario assez linéaire, un peu facile et sans rebondissement. Il n'est pas prouvé, néanmoins, que l'alchimie propre à ce duo, par delà ces éventuelles et rares faiblesses, puisse être reproduite par une autre association. Du reste, s'il n'est pas faux que le 1er album propose une trame sans grande complexité, qui peut souffrir de quelque indolence, il demeure néanmoins très plaisant (et graphiquement magnifique) et se pose un peu comme l'album-pilote d'une série dont les scénarios prennent du volume et développent un goût pour l'enchevêtrement. Díaz Canales recourt aux retours en arrière (et notamment aux éclaircissements par flashbacks), aux commentaires du héros-narrateur, et aux intrigues tourmentées, parfois compliquées par des rebondissements ou des situations trompeuses, comme dans les albums 2, 3 et 4.


Les albums jouent avec les couleurs, chaque numéro s'associant une couleur emblématique, à la fois dans son titre, dans le dessin de sa couverture et dans le traitement de l'histoire.

Pour chaque album, il est possible d'obtenir les références d'éditeur en cliquant sur l'image de la couverture dans le paragraphe concerné.

En milieu d'article, vous trouverez les annonces Amazon correspondant à ces mêmes albums.


T1 : Quelque part entre les ombres


1re publication : 2000

Ce 1er album a frappé les esprits par la beauté et la précision de son graphisme, qui caractérise l'ensemble de la série à ce jour. Si certains peuvent lui reprocher une intrigue un peu linéaire, ce tome a néanmoins le mérite d'établir auprès du lecteur la personnalité de John Blacksad, peut-être davantage que tous les suivants, principalement parce que le scénario s'engouffre directement dans sa vie privée, et plus particulièrement dans son passé amoureux, ce qui suscite de sa part des commentaires personnels qui en disent long sur lui. En effet, l'actrice qu'on vient de retrouver assassinée n'est rien moins que le premier amour de Blacksad (elle fut d'abord sa cliente). On y découvre le tempérament sombre, solitaire, flegmatique et honnête de ce détective privé félin à la carrure solide. On se familiarise avec le texte soigné, spécialement quand se déroule la pensée intérieure de Blacksad, sous forme de commentaire narratif : cette voix off est une des caractéristiques de la série, et se distingue par sa profondeur, mi-poétique, mi-métaphysique. Le principal défaut de cet album, comme on l'a dit, réside dans l'intrigue qui se déroule sans rebondissement et, c'est vrai, de façon presque téléphonée : on pourrait se demander comment Blacksad, au début, semble devancer la police sur une enquête apparemment pas très difficile à conduire, puis comment la police semble avoir élucidé l'affaire avant lui.


T2 : Arctic-Nation


1re publication : 2003

Tendu et fluide à la fois, le scénario de roman noir de ce 2e album gagne en complexité. Il nous plonge dans un quartier de l'Amérique ségrégative qui sépare les animaux au pelage blanc des animaux au pelage noir. Les premiers détiennent le pouvoir et se rassemblent pour certains autour d'un parti raciste partisan d'une nation blanche, qui organise des cérémonies punitives aux airs de Ku Klux Klan. C'est dans ce cadre que Blacksad enquête sur la disparition d'une petite fille, à la demande de son institutrice. Son enquête n'est pas facile puisque lui-même est noir au museau blanc, ce qui suscite la méfiance des deux clans. Racisme, vengeance, manigance, rumeurs...

Ce 2e album voit apparaître Weekly, la fouine reporter, lourdaud attachant faussement idiot qui exaspère d'abord Blacksad avant de s'attirer inexorablement sa sympathie. Weekly devient par la suite un des personnages principaux de la série.

Très bel album, qui confirme et accroît la splendeur graphique de la série.

T3 : Âme rouge


1re publication : 2005

Un certain nombre des fidèles de la série pensent détenir avec cet album le meilleur des 5 premiers. Polar, noir, politique. L'intrigue porte Blacksad à retrouver un vieil ami, Otto Liebber, scientifique de renom, expert du nucléaire, qui fréquente un groupe d'intellectuels communistes regroupés autour d'un mécène excentrique. Mais après la mafia du tome 1, la ségrégation raciale du tome 2, c'est la "chasse aux sorcières" qui est sondée dans ce tome 3, avec une traque aux communistes menée par un sénateur qui est la transposition de Joseph McCarthy. Dans ce contexte d'extrême tension, non seulement le groupe d'intellectuels est visé par l'épuration politique, mais un tueur semble vouloir éliminer Otto Lieber, voire le groupe entier. Son enquête conduit Blacksad à soulever de vieux secrets et à reconsidérer sa vision de la vie, de l'amitié, du pardon.

L'album est magnifique. L'épisode des pages 50 et 51 doit bien être compris comme un flashback (certains lecteurs ont pu le lire comme postérieur à l'interrogatoire de Blacksad par le sénateur Gallo), sous peine de rendre le dénouement incohérent.

Cet album voit l'apparition d'un personnage très secondaire, le poète Abraham Greenberg, qui deviendra un personnage majeur du tome 5.

 T4 : L'Enfer, le silence


1re publication : 2010

Voici un autre album qui pourrait revendiquer le meilleur scénario de la série. Secondaire dans Âme rouge, le reporter Weekly revient au premier plan dans ce tome 4, ce qui confirme l'amitié que lui porte désormais Blacksad. C'est d'ailleurs Weekly qui le met en relation avec le bouc Faust Lachapelle. Ce riche producteur de jazz, malade, agonisant, rongé par un cancer, veut au plus vite retrouver Sebastian Fletcher, dit "Little Hand" (une de ses mains est plus petite que l'autre), un de ses meilleurs musiciens, toxicomane, introuvable, qu'il soupçonne de se laisser tuer par la drogue. Blacksad et Weekly se lancent dans une course contre la montre, une sorte de chevauchée nocturne dans le milieu du jazz et de la drogue de La Nouvelle-Orléans. Au gré d'un savant jeu de flashbacks et de scènes brèves et rapprochées, l'enquête révèle les non-dits et les secrets.

T5 : Amarillo


1re publication : 2013

Comme le tome 1, cet album propose une trame assez linéaire et peu complexe, si bien qu'il a pu lui être reproché un scénario un peu trop léger. Ce reproche est difficile à justifier, puisque cet album est construit comme un road movie : le périple de Blacksad à travers les Etats-Unis conduit la trame de façon délibérément chronologique. L'intrigue ne cherche guère la complexité mais préfère créer une atmosphère typique, celle de la beat generation et du road movie. Díaz Canales multiplie les références esthétiques et culturelles au milieu de la création littéraire (romanesque et poétique).

Blacksad se fait voler la voiture qu'un riche Texan lui a demandé de ramener chez lui ; or les voyous en question sont le poète marxiste et rebelle Abraham Greenberg (un bison déjà croisé dans Âme rouge) et le romancier Chad Lowell (deux personnages qui renvoient à Allen Ginsberg et Jack Kerouac, piliers de la beat generation, d'autant plus que leur ami Billy Sorrows fait penser à William Burroughs). Les deux auteurs, qu'un lien implicitement homosexuel unit, sont en pleine tourmente intellectuelle, Greenberg en réfère à Antonin Artaud pour justifier la vacuité et donc la destruction de leurs oeuvres, mais Chad demeure plus pragmatique et croit au destin littéraire.

Blacksad se lance à leurs trousses à travers les états américains, sans se douter que le jeune Chad va tuer Greenberg lors d'une dispute. Evidemment, les papiers de Blacksad sont retrouvés dans la voiture que Chad lui a volée... Un album épatant, et une fin poétique.



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