Karoo, joyau d'une fin d'époque

Karoo - Steve Tesich

 

Permets-moi de te tutoyer et de dire "je".

C'est une lecture dont je ne suis pas sorti indemne, et plusieurs mois après, encore, je suis tout sauf intact. Karoo n'est pas une nouveauté littéraire puisqu'il a déjà 20 ans, mais les lecteurs français ne peuvent le découvrir que depuis 2012 grâce à sa traduction par Anne Wicke aux éditions Monsieur Toussaint Louverture - Il est sorti en poche en 2014 dans la collection Points.

Il a 20 ans, mais il pourrait être d'aujourd'hui, et malheureusement son génial auteur Steve Tesich n'a pas pu entrevoir la possibilité du succès de son bijou littéraire puisqu'il est mort prématurément, à 54 ans, quelques jours après l'avoir achevé, en 1996. La parution de Karoo fut donc posthume, et c'est un monument.

C'est le genre de bouquin qu'on ne peut pas raconter. Pire : pour lequel on n'arrive pas à expliquer de manière rationnelle et claire les raisons de notre émotion. On ne peut qu'encourager à y aller, à pieds joints, et tant pis si ça ne colle pas avec vous, on aurait du mal à comprendre pourquoi nous oui et vous pas, mais au moins on aura essayé.

Je peux toujours tenter de vous dire un peu.

Saul Karoo, l'anti-héros éponyme du livre, est un quinquagénaire bedonnant, très auto-centré, égoïste et cynique. Sans être sociopathe ni psychopathe, il manque d'empathie et fuit les relations privées. Il n'a pas d'ami et il est inapte à communiquer avec son fils qui, au contraire, est en demande. Tout est relativement médiocre en Karoo. Mais il n'est pas sot. Il gagne son pain à repasser sur les scénarios de films pour les rendre hollywoodo-compatibles, quitte parfois à dénaturer des chefs-d'oeuvres. Récrire les scripts, c'est son talent.

Pour le reste, c'est vide. Il ne peut même pas se consoler avec l'alcool car il s'est récemment découvert une subite imperméabilité totale à l'ivresse, si bien qu'il peut s'enfiler des bouteilles entières de vin et d'alcool sans s'enivrer. Alors, il est bien obligé de donner le change et de feindre l'ébriété. Dans ce monde de vanité et de vacuité, l'inaptitude à l'alcoolisme est un handicap. Et puis il procrastine. Et quand il n'arrête pas de fumer, il arrête d'arrêter.

Un jour toutefois, il se donne les moyens de changer de cap et de se racheter un peu. Même pas pour obtenir les honneurs, mais pour se sentir mieux avec lui-même. Le déclic se produit lorsqu'on lui confie la réécriture du dernier film d'un très grand cinéaste sur le déclin. Le producteur trouve que le film est raté, mais Saul décèle un chef-d'oeuvre : peut-il le saboter, comme on le lui demande? Mais il y a surtout autre chose. Une jeune actrice, plutôt insignifiante, dans un rôle parfaitement secondaire... Cette actrice... Il doit faire quelque chose...


Karoo est bien davantage que l'histoire de ce pauvre type. C'est le roman d'une époque, et surtout de la fin d'une époque. On est là à la charnière des années 1980 et 90 aux Etats-Unis. Le bloc soviétique se désagrège, le capitalisme n'a plus de rempart, le monde est désabusé. Et la médiocrité s'insinue partout. On est dans la grande tragédie de la fin de siècle.

C'est un roman du crépuscule et de l'agonie, du vide et du manque. Argent, toc, superficiel, plaisir-minute, dépérissement de l'art, hyper-consommation, névroses...

A travers Karoo nous assistons à une tragédie contemporaine. Et puis Steve Tesich nous porte le coup de grâce, par une brutale rupture narrative qui nous aspire vers le néant à 140 pages de la fin.



 

 

 

Karoo

Auteur : Steve Tesich

Monsieur Toussaint Louverture, 2012, pour la traduction française

Points, 2014



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