Philippe Tome, narrateur en série

ENTRETIEN - Il a donné un second âge d'or aux aventures de Spirou et Fantasio en reprenant leur scénario pour 14 albums de 1982 à 1999, avec Janry au dessin.  Ensemble, ils ont créé la série dérivée du Petit Spirou. Il imagine, dans la série Soda, les aventures de Solomon David, policier new-yorkais qui fait croire à sa mère qu'il n'est qu'un tranquille pasteur. Il a réalisé avec Ralph Meyer la trilogie Berceuse assassine aux éditions Dargaud. Il a reçu trois Alph'Art au festival international d'Angoulême...

Philippe Tome (Philippe Vandevelde à l'état civil, né en 1957) est l'un des grands scénaristes de bande dessinée de l'époque contemporaine, et il nous fait l'honneur de répondre à quelques questions.

 

Photo : Chloé Vollmer-Lo.

Pr Ragondin - Lorsque vous avez été intronisés en 1982, Janry et vous, comme repreneurs de Spirou et Fantasio, quel était le cahier des charges, quelles étaient les conditions imposées par Charles Dupuis?

Philippe Tome - Faire des albums de 44 pages (à un rythme défini), ne pas traiter de 4 sujets délicats : sexe, racisme, religion... et j'ai oublié le dernier [NDR : "politique", probablement!]. Pour le reste, nous étions libres en dehors de la non-possibilité de mettre en scène le Marsupilami, demeuré la propriété de Franquin. On a d'ailleurs transgressé ces clauses d'un autre âge dès la création du Petit Spirou (et dans Le Rayon noir, seul album de Spirou jusque-là à avoir obtenu un Alph'Art à Angoulême). De notre côté, nous avons obtenu l'exclusivité de l'animation de la série.

Le Rayon noir est une dénonciation humoristique du racisme et de la xénophobie.
Le Rayon noir (tome 44 paru en 1993) a obtenu l'Alph'Art jeunesse 1994 dans la catégorie 9-12 ans.  Le prix des 7-8 ans a été décerné cette année-là à Didier Conrad pour le tome 3 de Donito.

Après le départ de Jean-Claude Fournier en 1980, une lutte de pouvoir dans les couloirs des éditions Dupuis entre le rédacteur en chef Alain De Kuyssche et le "directeur du concept" José Dutillieu a abouti à un flottement avec la concomitance de trois équipes travaillant sur les aventures de Spirou et Fantasio : Nic & Cauvin, Yves Chaland, Tome & Janry. La situation s'est éclaircie en 1982, lorsque Tome & Janry ont été désignés comme les seuls auteurs de la série, condition indispensable pour en conserver la cohésion et la coordination.

Auparavant, Tome et Janry étaient assistants décoristes de Dupa, ainsi que de Turk et Bob De Groot aux éditions Le Lombard, avant de commencer à animer une rubrique de jeux chez Dupuis, intitulée Jeurêka.

Pr Ragondin - Et Franquin, vous l'avez rencontré? Qu'est-ce qu'il en disait?

Bien qu'il n'en soit pas le créateur, André Franquin est l'auteur historique de Spirou et Fantasio. Continuateur de Rob-Vel et de Jijé, c'est lui qui en a dessiné les premières histoires longues, permettant ainsi la création de la série sous forme d'albums. Il a introduit tout l'univers champignacien et donné sa popularité au personnage de Spirou. Aussi est-il considéré comme la référence. Il a lâché la série en 1968 et s'est consacré au Marsupilami et à Gaston Lagaffe.

C'était probablement en 1980. Alain De Kuyssche, le rédac'chef d'alors, nous avait commandé quelques pages d'essai sur la série Spirou. Et tout en faisant les choses de notre mieux, Janry et moi ne nous faisions aucune illusion. Aucun de nous deux n'avait jamais été professionnel ni publié autre chose que nos décors d'assistants à l'ombre d'artistes installés. Mais ces quelques pages d'essai nous paraissaient le prétexte idéal pour rencontrer André Franquin "afin d'obtenir critiques et conseils"...


Gag 866 de Gaston, paru en otobre 1980 dans le journal Spirou.
Gag 866 de Gaston, paru en otobre 1980 dans le journal Spirou.

Bienveillant, il nous reçoit. Il travaillait sur cette page où Gaston, surmonté d'une bombe bricolée en polystyrène, prend part à une manif pacifiste. Et après quelques observations sur nos planches de Spirou [NDR : La Voix sans maître, une histoire courte parue en 1981 dans le journal de Spirou n°2253 et qu'on peut lire désormais dans le 3e album hors-série de Spirou et Fantasio : La Voix sans maître et 5 autres aventures], il s'empresse de tenter de nous décourager de reprendre la série (alors qu'en fait, nous étions surtout contents de le voir, lui, en vrai!): "Faites plutôt votre propre série personnelle. Spirou et Fantasio, c'est un foutoir, tout le monde veut mettre son nez dedans." Le mot "foutoir" (associé au contexte éditorial et non à la série elle-même) est une restitution mémorielle. Il a peut-être dit "sac de nœuds" ou "Capharnaüm"... mais dans mes souvenirs, c'est bien "foutoir".

 

Sur le coup nous avons cru qu'il avait choisi cette diplomatique façon de nous dissuader pour ne pas avoir à nous blesser en pointant nos lacunes... Mais en fait, Charles Dupuis nous a par la suite confié qu'interrogé sur cette reprise, Franquin lui avait conseillé de nous choisir. Charles respectait beaucoup Franquin et on le comprend. Et nous de comprendre qu'en plus, il avait vu juste sur le sort de cette série. Rarement imagination et lucidité ont été réunies et associées à tant de talent chez un auteur de BD.

Pr Ragondin - Ces pages d'essai commandées par Alain De Kuyssche ont donc été concluantes, puisqu'elles ont été publiées...

Il a fallu plusieurs semaines après la rentrée des pages d'essai avant que nous soyons avertis qu'elles allaient, à notre totale surprise, être publiées. D'ailleurs, au moment de les rentrer nous avons vu sur le bureau du rédac'chef un stock considérable de pages de Nic et Cauvin. Nous avons donc pensé, comme nous nous y attendions : "Les carottes sont cuites!" Et nous sommes retournés à nos Jeurêka, contents cependant d'avoir prouvé que nous pouvions - même si ces pages ne devaient pas être publiées - réaliser une "vraie" BD et pas seulement de gentilles pages de jeux!

Pr Ragondin - Après La Voix sans maître, vous vous êtes lancés dans Virus, qui a officialisé votre intronisation. En deux ans, les assistants décoristes des éditions Le Lombard sont devenus les repreneurs officiels de Spirou et Fantasio chez Dupuis!

Notre démarrage chez Dupuis avait amorcé la réduction progressive de nos activités d'assistants/collaborateurs. Nous sommes restés en bons termes avec nos anciens patrons. Je crois qu'ils étaient plutôt heureux de nous voir présider à la poursuite de Spirou, car le personnage jouissait d'un grand prestige, y compris chez les collègues "concurrents" qui admiraient l'oeuvre de Franquin.

Pr Ragondin - Ce même Franquin qui avait donc encouragé Dupuis à vous choisir comme repreneurs uniques de la série, malgré la sévère mise en garde qu'il vous a adressée! Vous avez continué à le voir?

Par la suite, nous appelions pour vérifier s'il était d'accord que nous utilisions, dans le cadre de cette reprise, telle ou telle portion de l'univers qu'il avait créé... "Écoute Philippe, tu ne vas pas me demander la permission chaque fois que vous dessinerez Champignac, Dupilon ou l'écureuil??! C'est VOUS les auteurs maintenant! Débrouillez-vous sans moi, hahaha!"

 

Même si bien sûr, les circonstances faisaient que nous croisions Franquin entre deux couloirs ou lors de grandes réunions éditoriales, Janry et moi nous sommes promis de ne plus jamais le "déranger" par la suite, tant il a fallu longtemps pour que notre travail finisse par excuser ces heures initiales que nous lui avions empruntées..

 

Pr Ragondin - A quel moment de la série vous êtes-vous senti suffisamment en confiance pour prendre davantage de liberté?

 

Philippe Tome - Spirou à New York est celui où nous avons réussi, Janry et moi, à apporter notre propre touche à la série avec moins de références à l'époque Franquin.


L'univers champignacien fait référence au village fictif de Champignac-en-Cambrousse et à la galerie de personnages secondaires qui y sont associés, notamment le comte de Champignac. Après Franquin, Jean-Claude Fournier avait délaissé ces personnages, puis Nic & Cauvin avaient été contraints de ne pas y recourir.

Pr Ragondin - Vos Spirou se sont affirmés de plus en plus fort et ont connu un succès grandissant lorsque vous avez commencé à vous affranchir de l'univers champignacien et avec l'arrivée du personnage de Vito Cortizone. Est-ce que les personnages champignaciens vous pesaient?

 

Philippe Tome - Non, pas spécialement (Le Rayon noir met d'ailleurs en scène Vito ET Champignac).


Pr Ragondin - L'invention du personnage de Vito Cortizone vous a-t-elle donné plus d'indépendance?

Philippe Tome - Le malchanceux et cynique Vito Cortizone, caricature du "Parrain", s'est imposé car André Franquin, dans Panade à Champignac, avait neutralisé Zorglub en le rendant gentil, alors qu'il était le principal méchant de la série. Et comparé à Zorglub, Zantafio (que nous avons utilisé dans Spirou à Moscou) manquait à la fois d'envergure et de possibilités de drôlerie (tel que Franquin l'avait laissé). Vito pouvait être aussi implacable qu'un vrai méchant, et en même temps, par sa veulerie, sa poisse éternelle et son avidité, présenter les ressorts comiques qui confirmaient à la fois la ligne principale de la série et notre propre sensibilité pour le burlesque.

Si nous avons souvent "quitté" Champignac, c'est que Spirou et Fantasio sont aussi et surtout, sans doute, une série d'aventures. Le voyage et les reportages (Fantasio) sont évidemment plus porteurs de rêves d'aventures que les intrigues certes pittoresques mais très quotidiennes d'un petit village de province hors du temps. Et on ne peut pas éternellement recourir à la ficelle "une nouvelle invention du comte qui..." sans finir par tourner en rond...

Après La Maison dans la mousse de Fournier et Coeurs d'acier de Chaland, Spirou à Cuba est le 3e grand album de Spirou inachevé. Tome & Janry en ont abandonné la réalisation en même temps qu'ils ont quitté les commandes de la série. On peut en lire les planches terminées dans le tome 16 de l'intégrale.

Pr Ragondin - Est-ce que le scénario de Spirou à Cuba était entièrement bouclé? Existe-t-il un espoir de voir un jour l'aventure s'achever ou d'en savoir davantage?

Philippe Tome - Non aux deux questions... Du moins est-ce extrêmement peu probable, mais je me sens ému et honoré chaque fois qu'on me pose la question!

 

Pr Ragondin - D'un point de vue pragmatique, comment vous y prenez-vous pour réaliser un scénario? Dans quelle mesure vos dessinateurs y participent-ils? Est-ce que vous esquissez des dessins?

Philippe Tome - Les dessinateurs sont toujours bienvenus pour améliorer ou nourrir le récit. Je croque chaque page, car ce qui est destiné à l'image ne peut être bien décrit sans image. J'ai rarement beaucoup d'avance sur le dessinateur (tout en connaissant la trame générale). Chaque page est soumise et validée par le dessinateur seulement.

 

Pr Ragondin - Est-ce que vous puisez dans votre histoire personnelle pour écrire vos scénarios?

Philippe Tome - Parfois, parmi d'autres sources, ça dépend du sujet traité. Graves ou légers, les récits sont comme la vie, faits de moments tragiques ou dérisoires. Mais quand on se borne à ne chercher l'inspiration que dans sa seule vie, on tourne très vite en rond. Le public large est varié, il faut scruter le monde et avoir le réflexe de transformer ses observations en idées de récits... ou de simples anecdotes.


Pr Ragondin - Toutes séries confondues, quels albums vous laissent les souvenirs les plus marquants?

Philippe Tome - En général, le plus récent. Mais sur le long terme, ceux où j'ai fait preuve d'originalité par rapport à mes propres habitudes. Spirou à New York, Spirou à Moscou, Luna fatale, La Vallée des bannis, Machine qui rêve, mes albums réalistes. Toute la série Soda et chaque fois que le petit Spirou brise un autre tabou. Bref, je dois être très complaisant avec moi-même, car j'ai peu de regrets.

Pr Ragondin - Est-ce que vous prenez du temps et du plaisir à lire des BD? Qu'est-ce que vous aimez lire, en général?

Philippe Tome - Je ne lis quasiment plus de BD. J'ai rarement été transporté par un roman (désole si je choque, c'est parce qu'en tant que narrateur professionnel, je vois immédiatement les ficelles. Les chefs-d'oeuvre existent mais sont hélas noyés dans un océan de choses qui me font bâiller.  Et il faut parfois se taper 50 pages avant de réaliser qu'on s'ennuie...). Je préfère les essais (sociologie, anthropologie, histoire). Je "lis" actuellement, après Sapiens et Homo Deus, le dernier livre de Yuval Noah Harari [NDR : 21 leçons pour le XXIe siècle],  en anglais et sur eBook car je suis en voyage et la version papier pesait trop lourd. Je suis aussi très fan des bons dessinateurs de presse.

Pr Ragondin - Merci, Philippe Tome!

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