Spirou après Franquin (1) : la "coquille vide"

Beaucoup pensent que Franquin a créé le personnage de Spirou, tant il l'a popularisé. Il est vrai qu'il a bâti tout le socle de la série, imaginant les premières histoires longues susceptibles de paraître sous forme d'albums, inventant une multitude de personnages secondaires, façonnant l'univers champignacien. Il n'est néanmoins que le troisième dessinateur de Spirou. Et bien qu'il ait porté Spirou à bout de bras pendant 20 ans et qu'il ait réalisé des albums magnifiques, Franquin ne parvenait pas à s'épanouir avec ce personnage. Spirou était pour lui une "coquille vide".

Partie 1 d'un grand dossier sur l'après-Franquin dans la série Spirou et Frantasio.

1968 : Franquin confie Spirou à l'adoption

Il a tellement popularisé le personnage de Spirou en créant le socle entier de son univers que beaucoup le croient créateur du personnage : en réalité Franquin n’en est que le troisième dessinateur, après Rob-Vel et Jijé. C’est en 1946, huit ans après la création du groom en livrée rouge, dont la famille Dupuis a racheté les droits pendant la guerre à Rob-Vel — posant ainsi l’acte fondateur de la survie du personnage dans leur journal, auquel il donne son nom — que Franquin hérite des aventures de Spirou, qui ne sont alors que des histoires courtes hebdomadaires. Il en imagine de plus en plus longues — au point que Dupuis va pouvoir en lancer ensuite l’édition sous forme d’albums —, crée tout un panel de personnages secondaires et façonne l’environnement champignacien : un village rural supposément typique, un comte qui tire ses trouvailles scientifiques des champignons, et des habitants débonnaires.

 

Pendant deux décennies, Franquin porte le personnage et compose vingt albums, en y instillant ce qui fait sa renommée, pour ce qui est considéré comme l’âge d’or de l’école de Marcinelle[1] : il est en effet réputé pour l’élégance de son trait, sa finesse d’esprit, la maîtrise de sa narration, ses scénarios inventifs, son traitement graphique des mouvements, la délicatesse de son humour et la poésie qui colore ses histoires.

 

Néanmoins, en dépit du succès qu’il rencontre, Franquin avoue ne pas se sentir à l’aise avec ce Spirou qu’il considère comme une « coquille vide »[2]. Les années passant, il le perçoit comme un fardeau et se sent incapable de s’approprier pleinement ce personnage qu’il n’a pas créé lui-même : il éprouve le besoin de se consacrer à Gaston Lagaffe, qu’il a inventé et qui correspond davantage à son caractère, ainsi qu’au marsupilami. Aussi annonce-t-il en 1968 à Dupuis son intention d’abandonner la série. Un coup de tonnerre pour toute l’équipe éditoriale. Ainsi s’ouvre la succession. Se posent alors des questions essentielles à la bonne santé de tout le journal, questions qui rythmeront la réflexion des éditions Dupuis au fil des reprises successives. Leur stratégie fluctuera au cours des cinquante années suivantes, entre la tentation de renouer avec le style franquinien et celle de la rupture, entre celle de l’auteur unique et celle du studio, jusqu’à celle, évoquée au tournant des années 1980 puis mise en application dans les années 2000, de la cohabitation entre plusieurs équipes.


[1] L’école de Marcinelle (du nom de la commune où siégeaient les éditions Dupuis) désigne le style de bande dessinée typique du journal Spirou, caractérisé notamment par les traits un peu caricaturaux des personnages, en opposition à la ligne claire du Journal de Tintin.

[2] PISSAVY-YVERNAULT (Bertrand et Christelle), « Une œuvre à plusieurs mains », Beaux-Arts Magazine, hors-série (Spirou a 75 ans, Les aventures d’un géant de la BD), août 2013, p. 30.


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