Gesticulations et prostrations chez Houellebecq

Partie 2 de mon grand dossier "Peut-on (sou)rire en lisant Houellebecq?" - Les romans de Michel Houellebecq semblent nous donner à observer, invariablement, dans un environnement ordinaire que les conditions de vie ramènent à une misérable insignifiance, l’existence médiocre et désillusionnée des personnages de son temps, en proie à la misère sexuelle et à l’indifférence générale. Est-il à ranger du côté des nihilistes, des révolutionnaires, des anarchistes de droite? Est-il simplement pessimiste, parfaitement désenchanté, pourfendeur de la société libérale, chantre du libéralisme sexuel…? Mais surtout : dans ce marasme général, est-il permis de trouver quelque chose de drôle chez Houellebecq? Y a-t-il de quoi (sou)rire?


Relire la partie 1 : C'est qui, ce Houellebecq?


Réactions inadaptées

 

Simplement chaleureux dans les premières minutes, l’agent immobilier trapu fut saisi d’une véritable transe lyrique lorsqu’il apprit que Jed était artiste. C’était la première fois, s’exclama-t-il, qu’il avait l’occasion de vendre un atelier d’artiste à un artiste! Jed craignit un instant qu’il ne se proclamât solidaire des artistes authentiques contre les bobos et autres philistins du même ordre, qui faisaient monter les prix, interdisant ainsi les ateliers d’artistes aux artistes, et comment faire n’est-ce pas je ne peux pas aller contre la vérité du marché ce n’est pas mon rôle, mais heureusement ceci ne se produisit pas, l’agent immobilier trapu se contenta de lui accorder une ristourne de 10% – qu’il avait probablement déjà prévu de consentir à l’issue d’une mini-négociation. (La Carte et le Territoire, Flammarion, 2010, p.16.)

 

Vous le voyez, cet agent immobilier qui vend son futur atelier à Jed Martin dans La Carte et le Territoire? C'est un bon représentant des nombreux personnages qui ont à subir la moquerie du narrateur. Observez comme l'engouement et l’impétuosité de sa réaction, comparée à une "transe lyrique", sont soulignés, d’abord par l’exclamation rapportée, matérialisée par le verbe d'incise et par le point d’exclamation, ensuite par les paroles exaltées que le narrateur lui prête, simple extrapolation de sa part, paroles directement intégrées à la narration, dans un discours hypothétique, sans rupture. À cela s’ajoute l’emploi des italiques, extrêmement courant chez Houellebecq quand il s’agit d’appuyer sur le caractère convenu et stéréotypé d’un discours. Notons que le narrateur utilise les italiques à la fois pour des mots effectivement employés par l’agent et pour un autre, resté redouté mais non réalisé ("bobos"), glissement qui autorise ensuite le discours imaginaire et qui jette un certain flou sur ce que dit vraiment, ou pas, l’agent. Ainsi le professionnel est-il brocardé, prisonnier de sa description figée d’"agent immobilier trapu". On peut avancer ici l’hypothèse que Houellebecq exploite la forme romanesque pour nous proposer un regard satirique (en l’occurrence celui du personnage de Jed) sur des types humains, par une méthode typiquement indirecte : l’humour n’est pas affiché comme tel, per se, il doit en quelque sorte être inféré par le lecteur: cette nécessaire inférence présente le risque, sans doute voulu, de créer une distance, une démarche mentale, en principe incompatibles avec le rire : si le lecteur rit ou sourit, cela risque fort de ne pas être spontané. Pire, tel lecteur passera à côté: il s’agira en général du lecteur confondant auteur et narrateur, ou auteur et personnage. En bref, le rire ou sourire du lecteur résulte d’une lecture active et d’une compréhension du code, qui permet de capter la dimension anthropologique de l’œuvre.

La série de personnages à se voir infliger un tel traitement est particulièrement remarquable et foisonnante dans toute l’œuvre de Houellebecq, lequel se plaît à décrire de telles réactions inopportunément débordantes ou incongrues. Or un examen attentif de ces comportements inadaptés nous révèle que Houellebecq est obsédé par deux types d’attitudes :

les gesticulations et les prostrations

Parfois, les tremblements font le lien entre les deux. Souvent, dans l’un ou l’autre des cas, on observe un mouvement des bras, comme lorsque Michel Houellebecq lui-même, face à Jed,

 

hocha la tête, écartant les bras comme s’il entrait dans une transe tantrique – il était, plus probablement, ivre, et tentait d’assurer son équilibre sur le tabouret de cuisine où il s’était accroupi. (La Carte…, p.170.)

 

Ici, l’humour naît aussi du principe de contraste: contraste entre ce qui suit le « comme si », la « transe tantrique », qui nous met sur la voie d’une forme d’ésotérisme raffiné, et le retour sur terre, sur la triviale réalité, celle de l’ivresse banale. Ce sont souvent ces contrastes, ces écarts, qui génèrent l’humour.

 

Ce brassage d’air, dans le passage cité, fonctionne comme un geste vain, désespéré, et on en trouve l’exemple originel dans Extension du domaine de la lutte, lorsque le moche et malheureux Raphaël Tisserand, empêtré dans ses vaines tentatives d’approche sexuelle, cherche à séduire une jeune fille en discothèque. Son jeu semble risible, peu naturel, presque simiesque:

 

Pendant quelques minutes, Tisserand dansa non loin d’elle, lançant vivement les bras en avant pour indiquer l’enthousiasme que lui communiquait la musique. À deux ou trois reprises, il tapa même dans ses mains. (Extension du domaine de la lutte [éd. Maurice Nadeau, 1994], J'ai lu, 2001, p.112.)

 

L’auteur met la lumière sur ces gestes, sur ces bras qui bougent; c’est en les mettant en mots, comme un imitateur imite les gestes automatiques d’une personne, ne nous faisant plus voir qu’eux, c’est en les mettant en mots que Houellebecq nous les révèle, nous les fait voir dans leur mécanique désordonnée, infructueuse et artificielle. Là encore, la méthode est indirecte, et le lecteur doit procéder à une inférence avant de sourire, afin de sourire au spectacle de la marionnette humaine qu’il imagine. C’est aussi le jeu social, les conventions gestuelles qui prêtent à sourire. Là encore, on peut avancer l’idée d’un regard d’anthropologue ou, si l’on veut être plus méchant, d’éthologue. On a en effet affaire à une description de comportements révélateurs de la complexité d’être animés tels qu’ils pourraient être observés par un savant extraterrestre ayant réussi à se faire une idée de la psyché de l’objet de son étude.

 

Cela a de quoi incommoder ou gêner le lecteur, comme dans La Carte…, lorsque l’écrivain Frédéric Beigbeder, personnage du roman et néanmoins personnalité réelle, est troublé par le succès des photographies de cartes Michelin de Jed. On remarque le même usage de l’italique pour le mot "artiste":

 

[…] l’écrivain partit d’un éclat de rire exagéré, faisant se retourner une dizaine de personnes. "Mais oui, bien sûr, il faut être artiste! La littérature, comme plan, c’est complètement râpé! Pour coucher avec les plus belles femmes, aujourd’hui, il faut être artiste! Moi aussi, je veux devenir ar-tis-te!"

Et de manière surprenante, écartant largement les bras, il entonna, très fort et presque juste, ce couplet du Blues du businessman:

J’aurais voulu être un artiiiiste

Pour avoir le monde à refaire

Pour pouvoir être un anarchiiiiste

Et vivre comme un millionnaire!…

Son verre de vodka tremblait entre ses mains. La moitié de la salle était tournée vers eux, maintenant. Il baissa les bras (…) et éclata en sanglots. (La Carte…, p.76-77.)

 

Le professeur émérite Bruno Viard nous a accordé un entretien à l'occasion de la sortie de Sérotonine.

Ainsi sont les personnages dans le monde de Houellebecq: gesticulants, pris de rires intempestifs, animés d’humeurs outrées, entre grotesque et pitoyable. Marionnettes sophistiquées, marionnettes apparemment autonomes, avec un potentiel cognitif indéniable, mais marionnettes quand même. Et quand ils n’entrent pas en transe, c’est plutôt l’attitude ordinaire du personnage principal ou du narrateur qui sème le trouble, comme lorsque Jed est frappé de tétanie en soupçonnant son cumulus de panne au début de La Carte: "Dans la cuisine, quelques pas derrière lui, le chauffe-eau émit une succession de claquements secs. Il se figea, tétanisé." (La Carte..., p.11.)


Nous sommes à mi-chemin entre le comique des gestes et le comique de caractère que décrit Henri Bergson. Dans Le Rire, Bergson décrit ainsi le comique de gestes: "Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique." (Le Rire, essai sur la signification du comique, Ebooks libres et gratuits, 2005, p.29. Pour l’édition d’origine: Le Rire, essai sur la signification du comique, éd. Félix Alcan, 1900.)

Cette analyse correspond à sa thèse générale selon laquelle le rire, dans l’effet comique, est provoqué par le placage apparent de la mécanique sur l’être humain, qu’il s’agisse de distraction (Bergson prend l’exemple d’un homme qui trébuche sur un obstacle parce qu’il a poursuivi sa marche de manière automatique, donc machinale), de tics (décrits comme une raideur dans l’attitude, un reliquat d’automatisme qui s’oppose à la dynamique du vivant, toujours en action et toujours renouvelée) ou de spectacles (Bergson décrit des clowns dont les mouvements finissent par imiter ceux d’objets, rebondissant, roulant, s’arrondissant…). Les personnages de Houellebecq ont quelque chose de cette « raideur de mécanique », qui leur fait adopter des gestes comme plaqués, artificiels, semblant davantage relever d’un automatisme que de la "vivante flexibilité d’une personne" (Le Rire, p.16).

Les étranges postures de Jed Martin devant le monde suscitent peut-être tout juste ce qu’il faut d’empathie pour autoriser une alternance entre l’émotion et le sourire, ce qui peut provoquer chez le lecteur un état paradoxal, en balance : Jed le solitaire, le résigné, l’inapte, ne nous fait pas rire à ses dépens ni par son immoralité – il n’est pas malhonnête ni spécialement pourvu de vice –, il laisse s’insinuer l’idée d’une certaine inadéquation qui, si on l’exagérait et l’amplifiait, aurait quelque chose à voir avec ce que l’on rencontre dans la folie, une forme d’absurdité des réactions et des mouvements, ce qui ne manque pas de susciter une forme d’inquiétude. Or le sourire est une réponse à l’inquiétude.


De plus, Jed ressemble comme deux gouttes d’eau au personnage principal de chacun des romans de Houellebecq, et répond comme un jumeau au personnage de Houellebecq lui-même qui interviendra dans le roman. Leurs réactions se ressemblent et se répondent en écho. Il y a là comme un fil, une similitude récidiviste, un entêtement des personnages houellebecquiens à se comporter aux limites de l’inadaptation sociale. Cette similitude, que seuls les lecteurs habituels de Houellebecq percevront, peut intervenir comme une répétition, un effet mécanique propre à l’œuvre en mouvement de l’auteur.

 

Il est fréquent, dans cette œuvre, de voir les personnages principaux se laisser gagner par une certaine forme de paralysie, comme si une extrême tension dans leur relation au monde les exposait à de brusques accès de fatigue ou de vertige. Dans Plateforme, Michel se trouve à deux reprises comme assommé par des échanges verbaux pourtant brefs et peu intenses. La première fois, il fait la connaissance d’Aïcha, la femme de ménage qui travaillait pour son père, lequel vient d’être enterré. Elle revient récupérer ses affaires au domicile du défunt:

 

"Vous ne me dérangez pas, dis-je ; rien ne me dérange, en fait." […] Après quelques secondes d’examen elle se retourna, gravit l’escalier qui menait aux chambres. "Prenez votre temps, fis-je d’une voix étouffée, prenez tout votre temps…" Elle ne répondit rien, n’interrompit pas son ascension; probablement est-ce qu’elle n’avait même pas entendu. Je me rassis sur le canapé, épuisé par la confrontation. (Plateforme, p.12.)

 

Ce qui semble ici en jeu, c’est le protocole, qui relève chez l’humain ordinaire de la politesse, mais qui est associé chez Michel à la lassitude, ce qui est moins « standard ». On peut là encore faire appel à la notion de contraste: contraste entre ce que dit et ressent Michel, son recours au protocole, et l’indifférence de la femme de ménage, qui ignore littéralement le protocole en question : à cet égard, l’hypothèse avancée ("probablement est-ce qu’elle n’avait même pas entendu") ne fait qu’aggraver le cas (si elle n’a pas entendu, c’est qu’il n’est pas important d’entendre). Une forme d’humour naît aussi du contraste entre le personnage de Michel, celui qui est impliqué dans la scène, et un autre, virtuel, plus standard en somme, qui ne serait pas "épuisé par la confrontation": en effet, cet épuisement est le signe d’un écart. Évidemment, si humour il y a, ici il peut ne pas susciter le rire. Et peut-être tient-on là une autre forme d’écart, entre un humour classique qui fait rire, et un humour qui ne fait pas rire.


Prochaine partie : Quand Houellebecq force les stéréotypes


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